Yves Courrière

A soixante-quatre ans, l'ancien grand reporter Yves Courrière vient d'achever une biographie monumentale de Jacques Prévert. Un travail de quatre ans qui paraît pour le centenaire de la naissance du poète. Joseph Kessel, Roger Vailland, Pierre Lazareff et aujourd'hui Jacques Prévert, vos biographies sont éclectiques... Yves Courrière. Je n'écris que sur les gens que j'aime et que je respecte. Jacques Prévert, je l'aime depuis que j'ai douze ans, âge auquel j'ai découvert Paroles. Je l'ai lu quasiment à sa sortie, en 1946. C'était l'époque des titis parigots, et même si je n'étais ni tendre canaille ni franc voyou comme lui, je me suis retrouvé un peu dans sa manière d'être. Bien qu'il ait laissé très peu d'écrits sur sa vie, seulement quelques cartes postales. Il était terriblement secret. Vous avez retrouvé certaines de ses amies ou compagnes... Y.C. J'ai contacté Jacqueline Laurent - grâce à Francis Lemarque - et Claudy Carter, qui comptèrent énormément pour Prévert. Leurs souvenirs me furent précieux. Je me suis aperçu que Jacques Prévert était un grand amateur de femmes. C'est l'un des faits qui m'ont le plus étonné en travaillant sa biographie. Une jeune fille de seize ans était consommable immédiatement pour lui, on le sait sans doute assez peu! Comme Raymond Queneau, il aimait les filles bien vertes. Les femmes ont joué un rôle important dans son existence même si, d'après les témoignages de Jacqueline Laurent ou Claudy Carter, il était plus sensuel que charnel. Ce n'était pas un enfant de chœur.
Y.C. Surtout pas! On voit son nom inscrit au fronton des écoles communales, c'est même dans ces lieux que la plupart d'entre nous ont connu son œuvre, et l'on en déduit trop rapidement qu'il était bonhomme et doux. Ce n'était pas le cas. La bande du groupe Octobre, la bande des surréalistes, étaient un milieu très fermé. Une fois admis dans ce cercle d'intimes, vous y étiez choyé et considéré. Sinon, vous deviez affronter les traits d'esprit volontiers incisifs de Prévert. Des traits d'autant plus vifs qu'il était assez porté sur la boisson: «Ivrogne mais pas alcoolique!» Il se fâcha avec Louis Aragon à la suite d'une de ces plaisanteries qui avaient mal tourné. Il faut dire que leurs caractères n'étaient pas tout à fait semblables! Et puis, comme beaucoup, pendant sa jeunesse, il prit de la cocaïne pour tenir et travailler un tant soit peu après les nuits de folie. Jacques Prévert, d'après les témoignages, était une vraie locomotive... Y.C. Avant de me pencher sur son existence, je n'imaginais pas que Prévert avait à ce point tenu le haut du pavé à Saint-Germain-des-Prés. J'ai été surpris de constater que tout se jouait autour de lui, au café de Flore. Il avait une présence exceptionnelle et sa personnalité impressionnait ceux qui le rencontraient. Comme Marcel Duhamel, le futur père de la Série noire ? Y.C. Jacques Prévert et sa première femme, Simone - son grand amour -, ont vécu très longtemps chez Marcel Duhamel et sa femme Gazelle, avec les époux Tanguy. Jacques Prévert avait un côté non pas prostitué, parce qu'il ne se vendait pas, mais entretenu. Il aimait se laisser aller. Plus tard, après une période de vache enragée, il entretint à son tour nombre de gens. Il était d'une grande bonté et très attentionné. Mais il y eut un avant et un après sa chute d'une fenêtre des Champs-Elysées... Y.C. Une vraie fracture, d'après mes recherches. Un accident stupide... C'était en 1948. Il est resté dix jours dans le coma. Cela l'a considérablement meurtri. Depuis le suicide simulé de son père auquel il assista enfant, il était toujours sous le joug d'une vive angoisse de mort. Il avait la tentation d'aller plus loin et s'amusait à jouer les funambules sur les rebords des fenêtres chez ses amis. Quand naquit sa fille, Michèle dite Minette, il confia à son ami André Verdet: «Minette est là, je ne peux plus me suicider.» Avant, c'était du domaine des possibles. La nostalgie n'est plus ce qu'elle était... Y.C. Oui, je ne sais pas s'il existe encore des poètes comme Jacques Prévert. Pour moi, demeureront toujours les chansons de Prévert et de Kosma, Les feuilles mortes, ou Paroles, qui s'est vendu à plus de trois millions d'exemplaires. Ce qui rendit Louis Aragon férocement jaloux!… (mehr)